La première tâche de la future Commission sera de réanimer l’esprit européen et de remotiver les technocrates européens. Pour y parvenir, le nouveau président devra être très bien entouré.
N’en déplaise aux Britanniques, l’axe Berlin-Paris s’est rallié à la logique imposée par le Parlement. Le président Juncker, choix du parti venu en tête au scrutin du 25 mai, va être désigné par le Conseil européen, il lui faudra être confirmé par le Parlement en réunissant une coalition sur son programme et sur son équipe. Ce choix à lui seul est une avancée pour l’Europe et pour la démocratie citoyenne : la chambre basse s’élève et la chambre haute cède un privilège.
Du coup, le scrutin du 25 mai, tant décrié, prend a posteriori, du fait de la décision du Conseil européen, une dimension historique. Mais l’avancée s’arrête là et pour le président Juncker le défi commence. Il lui faut encore transformer l’essai et construire une Commission robuste pour affronter la législature plus difficile encore que la précédente en raison de l’impasse économique à court terme, du péril climatique à long terme et de leur impact sur la stabilité internationale.
Le premier test du nouveau collège sera de passer d’un agenda européen dicté au Conseil européen par les crises, à une stratégie réfléchie et articulée, élaborée par la Commission européenne. L’exercice est fondateur. Le président seul ne peut le mener à bien. Il lui faut d’abord une équipe : vice-présidents, secrétaire général et cabinet. Les anciens se rappelleront la commission Thorn (1981) qui a très bien fonctionné avec “quatre barons” – Davignon, Haferkamp, Ortoli et Natali – flanquant le président. Jean-Claude Juncker serait sage de renouer avec ce précédent pour remédier au caractère pléthorique de la Commission. Les Etats doivent jouer le jeu en envoyant à Bruxelles leurs meilleures lames et aucun
second couteau.
Les vice-présidents, “les barons du président”, en charge de différents “clusters” ou noeuds de coordination (économie et monnaie, soutenabilité, politique étrangère, immigration et sécurité), doivent être soit de grands professionnels – de type, en leur temps, Barre, Draghi, Davignon, Lamy, Sutherland – soit de grands politiques – type Soames, Spinelli, Solana, Rey, Mansholt, Cheysson. Maîtrise des dossiers, capacité de gérer de grosses machines administratives, de négocier au plus haut niveau international et de se faire comprendre des citoyens pour dialoguer avec eux, telles sont les qualités attendues des barons.
Bien entendu, leur conviction européenne est primordiale; elle doit transcender les appartenances politiques de gauche ou de droite, car à l’échelle de l’Europe, au point où celle-ci en est de son développement, le pluralisme de la pensée, au niveau du collège, est une nécessité première. Il s’agit de mettre l’Europe en mesure d’agir face aux trois défis qui vont marquer les années à venir : un rebond probable de la crise financière, une poursuite de la détérioration du climat, le pacte à conclure sur un pied d’égalité avec Etats-Unis et Chine pour fournir une assise solide au multilatéralisme dans la gestion de l’économie et de l’écologie mondiales. Il s’agit ainsi de refaire de la Commission le champion de la pensée
européenne, c’est-à-dire de la pensée commune sur l’Europe.
Pourquoi la Commission s’est-elle laissé déposséder de sa mission historique d’inspiratrice de la politique en Europe ? Certes, les circonstances ont favorisé cette sortie de route : l’élargissement a surdimensionné le Collège européen porté à 28 membres; la crise de l’eurozone a ramené l’intergouvernementalisme au premier plan puisque seuls les chefs d’Etat et de gouvernement avaient la légitimité collective pour concevoir et mettre en oeuvre des politiques à la marge des traités; la crise ukrainienne a ramené les Etats-Unis dans le siège du conducteur face à la Russie, avec les Etats membres derrière et l’UE à côté. En outre, Herman Van Rompuy a supplanté la Commission dans son rôle d’honest
broker entre Etats membres. Mais les origines de cette transformation de la Commission en secrétariat exécutif du Conseil sont d’une nature plus subtile et plus profonde. Elles se situent dans la perte de sens même de la construction européenne.
La Commission a cédé aux démons conjoints de la technocratie tournée vers ellemême et d’un néolibéralisme profondément a-européen qui consacre l’éviction du politique par le marché. La Commission est devenue sa propre finalité. Phénomène de dégénération bureaucratique classique, mais précoce et surprenant de la part d’une instance située au coeur d’un processus de modernisation radicale. C’est que la Commission a fait fausse route. Elle a renoncé à élaborer et à porter une synthèse des vertus et des ambitions de l’Europe, de l’esprit critique à l’idéal égalitaire fondé sur la liberté et la justice, pour se confiner dans le rôle d’auxiliaire du marché.
La Commission a modifié les modes de recrutement, d’évaluation et de promotion de son personnel en vue de conjuguer professionnalisme et abaissement des coûts. Mais ce faisant, elle a aussi formaté les esprits, étouffé l’esprit critique, et a réprimé le pluralisme de la pensée, tué le débat sur les finalités et sur le sens. Elle a conditionné une élite professionnelle hors pair en lui assignant, pour seule mission, celle de penser l’Europe à la fois comme espace de marché et comme compromis intergouvernemental, la quête du bien commun européen comme balise ayant été abandonnée depuis les années Delors. Refaire du sens pour le citoyen est pourtant la tâche première de la Commission. C’est dans cette fonction où elle est irremplaçable qu’elle peut trouver sa légitimité. Réanimer l’esprit européen, recadrer et remotiver les technocrates européens sera la tâche première e la Commission Juncker. C’est à partir de là que le président et ses collègues pourront reconstruire le crédit de la Commission par rapport au Conseil européen d’abord, et par rapport à l’opinion ensuite, à commencer par le Parlement.
Pierre Defraigne
Directeur exécutif, Fondation Madariaga-Collège d’Europe. Directeur général honoraire à la Commission européenne.
* Domus Europa ringrazia Athéna, Associazione per la difesa e la promozione delle lingue ufficiali della Comunità Europea.